4

 

Hugh Beringar revint de sa dernière patrouille après dix heures, normalement tous les moines auraient dû être couchés à une heure pareille. Mais il ne fut pas surpris de voir Cadfael encore debout. Ils se rencontrèrent dans la grande cour, alors que Cadfael venait de fermer son atelier du jardin aux simples. Il faisait encore clair et l’on discernait à l’ouest des lueurs brillantes.

— Je me suis laissé dire que vous étiez là au bon moment, dit Hugh en s’étirant et en bâillant. Le contraire m’aurait étonné. Ils sont fous, ces jeunes. Qu’espéraient-ils là où leurs aînés ont échoué ? Et se conduire aussi bêtement ! Ils se sont déconsidéré aux yeux mêmes de ceux qui les approuvaient ! Leurs parents auront une amende à payer, et tout ça va coûter cher à la ville. Ça ne m’amuse pas d’emmener ces jeunes en prison ; ils sont idiots mais gentils. Ça me laisse un mauvais goût dans la bouche. Venez boire quelque chose au portail avec moi. Autant rester éveillé jusqu’à matines.

— Aline va vous attendre, objecta Cadfael.

— Aline, Dieu soit loué, est pleine de bon sens. Elle est sûrement couchée et endormie. Moi, il faut encore que j’aille faire mon rapport au château. Je crains d’y rester toute la nuit. Venez me raconter comment ça a dégénéré. Il paraît que ça a commencé sur la jetée, là où vous étiez.

Cadfael l’accompagna volontiers. Ils s’installèrent dans l’antichambre de la loge, et le portier, habitué à ces activités nocturnes quand le shérif adjoint dormait à l’abbaye, leur apporta du vin, les interrogea gentiment et les laissa discuter.

— Combien en avez-vous pris ? demanda Cadfael quand il eut fini son récit.

— Dix sept. Et j’aurais dû en prendre dix-huit, reconnut Hugh, l’air sombre, mais j’ai tiré le jeune Edwy Bellecote à l’écart sans témoins, je lui ai passé un savon et je l’ai renvoyé chez lui l’oreille basse. Il n’a pas seize ans ! Mais il n’est pas bête, il sait ce qu’il fait, ce gredin ! Je n’aurais pas dû.

— Son père faisait partie de la délégation d’hier ; Edwy est honnête et n’a pas froid aux yeux. Je suis content que vous l’ayez laissé partir. Et le jeune Corvisart ?

— Pas vu, mais une dizaine de témoins affirment que c’était lui le chef et qu’il a tout organisé. Et comme il faudra bien qu’il rentre, on le prendra à la porte. Il peut y compter !

— Il leur a fait un discours comme un docteur, sans menacer personne. C’est seulement quand on l’a frappé que les jeunes ont pris le mors aux dents ! Celui qui lui a tapé dessus s’est affolé, je vous l’accorde, mais sans raison.

— Je vous crois, et j’en tiendrai compte. Mais c’est lui qui a mené l’attaque et il finira comme les autres, car c’est à lui que nous sommes redevables de ce désordre. Les parents paieront leur caution à tous, ajouta Hugh avec lassitude et il passa sa longue main sur ses paupières fatiguées. Cadfael, pensez-vous que je sois en train de devenir un affreux fonctionnaire royal ? Je n’aimerais pas ça du tout.

— Non, dit Cadfael d’une voix de magistrat, votre cas n’est pas désespéré. Vous avez encore l’oeil vif et de la répartie. Vous vous en sortirez.

— Trop aimable ! Donc, selon vous, le marchand a frappé ce pauvre garçon sans raison ?

— Il s’est cru menacé. Le garçon l’a pris par le bras sans penser à mal, mais l’autre a eu peur. Il avait un bâton à la main, il s’est retourné et vlan ! Assommé net ! Je doute qu’après il ait eu la force de renverser des tréteaux. Pour moi, il est peut-être évanoui quelque part, à moins que ses amis se soient occupés de lui.

Hugh, les coudes posés sur la table à tréteaux, regarda Cadfael et sourit.

— Si jamais j’ai besoin d’un bon avocat, je viendrai vous voir en courant. Je le connais, notez bien. Il a la langue bien pendue, et il parle trop ; il a un fichu caractère et le coeur sur la main ; alors qu’il reste où il est et c’est très bien comme ça.

— Messire, dit le portier, dont la tête chauve et le visage rougeaud apparurent dans la pièce, il y a une dame à la porte qui semble dans l’embarras et qui voudrait vous parler. Il s’agit de Dame Vernold, la nièce de Thomas de Bristol. Je la fais entrer ?

Ils se regardèrent, étonnés, haussant les sourcils.

— C’est le marchand en question ?

— Oui, et c’est elle aussi. Mais tout est rentré dans l’ordre. Que peut-elle bien vouloir à pareille heure ? Et comment se fait-il que son oncle la laisse sortir seule en pleine nuit ?

— Et si on le lui demandait ? souffla Hugh, résigné. Faites-la entrer puisque c’est moi qu’elle cherche.

— Elle a d’abord demandé Ivo Corbière, précisa le portier, mais il surveille les préparatifs sur la première enceinte, je le sais. Et quand je lui ai dit que vous étiez là, elle a demandé à vous voir. Elle avait l’air heureuse de savoir qu’il y avait un représentant de la loi.

— Faites-la entrer. Restez, Cadfael, si vous voulez bien ; elle vous a déjà parlé et elle sera sûrement heureuse de voir un visage de connaissance.

Emma Vernold entra rapidement, mais tout en hésitant, car elle se sentait mal à l’aise dans cet endroit inconnu, et elle s’inclina en toute hâte.

— Pardon, monseigneur, de vous déranger si tard...

C’est alors qu’elle aperçut Cadfael ; soulagée, malgré son inquiétude, elle esquissa un sourire.

— Je m’appelle Emma Vernold, je suis venue avec mon oncle, Thomas de Bristol, nous habitons sur notre péniche, près du pont. Et voici le domestique de mon oncle, Gregory.

C’était le plus jeune des trois aides de Thomas ; vingt ans, gauche mais solide.

— Je suis ici pour vous servir de mon mieux, dit Beringar. Vous avez des ennuis ? Et il la prit par la main pour la faire asseoir.

— Mon oncle est parti sur le champ de foire pour voir comment on installait sa baraque peu après que ce bon frère nous ait quittés, messire. Vous savez ce qui est arrivé, j’imagine. Mon oncle est allé retrouver ses deux autres domestiques qui étaient partis avant lui, en me laissant Gregory. Mais cela fait presque deux heures, et il n’est toujours pas rentré.

— Il avait sûrement beaucoup de choses à faire, suggéra Hugh. Il faut du temps pour tout disposer au mieux et je gage que votre oncle aime le travail bien fait.

— Pour ça, oui. Mais ce n’est pas tout. Sur les deux hommes qui l’ont suivi, son ouvrier, Roger Dod, et Warin, le portier qui dort dans la baraque pour tout surveiller, Roger est revenu à la péniche il y a une heure et il a été fort surpris de ne pas voir mon oncle qui avait quitté la cabane bien avant lui. On a pensé qu’il avait rencontré quelqu’un de connaissance et qu’il s’était arrêté pour bavarder, alors on a attendu un peu, mais il n’est toujours pas là. Je suis retournée à la cabane avec Gregory pour voir si par hasard il n’avait pas fait demi-tour, au cas où il aurait oublié quelque chose. Mais non, et Warin dit aussi que mon oncle est parti le premier et qu’il voulait aller me retrouver directement car il se faisait tard. Il n’aimait pas – il n’aime pas, reprit-elle toute pâle, que je sois seule avec les hommes, sans lui.

Elle avait le regard ferme et clair, mais ses lèvres tremblaient et dans ses yeux qui ne cillaient pas, il y avait un soupçon d’inquiétude.

Cadfael se dit qu’elle se savait belle et qu’elle avait raison d’en tenir compte. Un des hommes, Roger, qui sait, le privilégié des trois, la trouve peut-être à son goût, elle s’en doute, mais ne partage pas ce sentiment et, à tort ou à raison, elle s’inquiète d’être si près de lui en l’absence de son tuteur.

— Vous êtes sûre qu’il n’est pas rentré par un autre chemin alors que vous le cherchiez à son échoppe ? demanda Hugh.

— Nous sommes repartis. Roger attendait là-bas au cas où... mais non, il n’est pas là. J’ai demandé aux gens qui travaillaient encore sur la première enceinte s’ils l’avaient vu, mais ils n’ont rien pu me dire. Alors, dit-elle, se tournant suppliante vers Cadfael, j’ai pensé que peut-être... Ce jeune homme qui a été si bon cet après-midi – il nous a dit qu’il était à l’hôtellerie... Je me suis demandée si mon oncle l’avait croisé en rentrant, et s’il s’était attardé... Lui au moins le connaît et pourrait me dire s’il l’a vu.

— Il a donc quitté la jetée avant votre oncle ? S’enquit Cadfael.

Le jeune homme avait l’air bien décidé à passer un moment agréable avec Emma, mais son ogre d’oncle avait l’art et la manière de faire comprendre, même à de riches seigneurs, qu’on n’approchait pas sa nièce hors de sa présence.

Elle rougit sans détourner son regard décidé, méditatif et intelligent malgré son visage encore enfantin.

— Presque tout de suite après vous, mon frère. Il s’est montré parfaitement correct. J’ai pensé à lui car je lui fais confiance.

— Je demanderai au portier de le guetter, proposa Cadfael, et de nous l’envoyer dès son retour. Ceux qui sont sur le champ de foire vont rentrer dormir, et il en a besoin s’il veut réaliser demain de bonnes affaires, car il est là pour ça, je suppose. Qu’en dites-vous, Hugh ?

— Excellente idée. Occupez-vous-en, et nous, allons chercher maître Thomas, qui se porte comme un charme, j’en suis sûr, malgré son retard. La veille d’une foire, pensez donc (il sourit pour rassurer la jeune fille), il y a des contacts à prendre, des clients qui se présentent déjà, qui sait ? On peut très bien oublier de dormir quand on pense à son travail.

Cadfael l’entendit acquiescer en poussant un soupir d’espoir et de gratitude quand il alla demander au portier d’avertir Ivo Corbière dès son retour. Il n’aurait pas pu mieux choisir son moment car l’homme apparut au portail. La grande porte était déjà fermée et seul le guichet était encore ouvert. La lueur de la torche accrochée au mur joua dans ses cheveux blonds qui brillèrent comme un soleil de nuit. La tête nue, la tunique jetée sur l’épaule, Ivo Corbière allait vers son lit à contrecoeur, comme s’il lui restait de l’énergie à revendre. Sa chemise de lin immaculée, dans l’obscurité blafarde, jetait une lueur fantomatique. Il sifflait un air populaire, plus parisien qu’anglais apparemment. Il avait sûrement pas mal bu, mais pas plus qu’il n’en pouvait supporter, il s’en fallait de beaucoup. Il se montra immédiatement disponible.

— Vous, mon frère ? Debout avant matines ? s’étonna-t-il aimablement, avec un petit rire qui s’arrêta net, car il sentit que l’heure était grave. Vous me cherchiez ? Il s’est passé quelque chose ? Grand Dieu, le vieux n’a pas tué ce jeune imbécile, quand même ?

— Mais non, mais non. On vous demande à la loge. Vous revenez du champ de foire et de la première enceinte ?

— Je n’en ai pas bougé, répliqua-t-il, soudain attentif. J’ai, dans le Cheshire, un manoir plein de courants d’air à meubler. Je cherche des tissus de laine et des tapisseries flamandes. Pourquoi ?

— En vous promenant, avez-vous vu Maître Thomas de Bristol depuis que vous avez quitté sa péniche ?

— Non, affirma Ivo, surpris, et il regarda avec attention l’étrange lumière crépusculaire, très douce ; il était onze heures. Mais que se passe-t-il ? Cet homme m’a fait comprendre qu’il a pour habitude d’interdire à quiconque de voir sa nièce hors de sa présence et sans son autorisation, et on ne saurait lui en vouloir : elle vaut de l’or, héritage ou pas. Je me suis incliné et je suis parti. Qu’est-il arrivé après ?

— Venez voir, dit simplement Cadfael en l’emmenant avec lui.

La lumière brutale lui fit cligner des yeux, puis il regarda fixement Emma. Difficile de dire qui était le plus troublé. La jeune fille se leva, lui tendit les mains avec enthousiasme, puis les retira à demi. L’homme s’empressa de les saisir.

— Dame Vernold ! A pareille heure ? Mais... Qu’est-il arrivé ?

Il avait compris que c’était sérieux et il interrogea Beringar des yeux. Ce dernier le mit rapidement au courant. Cadfael ne fut guère surpris de constater que le jeune homme parut plus rassuré qu’effaré. La fille était jeune, sans expérience, elle s’inquiétait trop facilement quand on la laissait seule un moment, alors que son oncle avait beaucoup voyagé et il était parfaitement capable de se débrouiller. Il n’y avait pas là de quoi s’alarmer ; le marchand était probablement en train de bavarder avec un collègue ou d’évaluer les marchandises de ses rivaux.

— Que voulez-vous qu’il lui arrive ?

Et il sourit gaiement pour rassurer Emma, qui pourtant ne se dérida pas. Elle n’est pas idiote, se dit Cadfael, et elle connaît son oncle mieux que personne ici.

— Il va revenir, vous verrez, et il sera surpris que vous vous soyez fait du mauvais sang.

Elle ne demandait qu’à le croire, mais dans ses yeux on lisait le doute.

— J’espérais que vous l’auriez rencontré, dit-elle, ou qu’au moins vous l’auriez aperçu.

— J’aurais aimé avoir le plaisir de vous rassurer. Mais je ne l’ai pas vu.

— Il semblerait que maintenant ce soit mon affaire, soupira Beringar. J’ai encore une demi-douzaine d’hommes en ville, on va aller chercher Maître Thomas. Cela dit, il se fait tard et vous ne devriez pas traîner dehors la nuit. Le mieux serait que votre homme retourne à la péniche, et vous, madame, si vous êtes d’accord, vous pouvez aller trouver mon épouse, ici, à l’hôtellerie. Sa servante, Constance, vous trouvera de la place et vous fournira tout ce dont vous aurez besoin pour la nuit.

Allez savoir s’il avait remarqué, comme Cadfael, l’extrême réticence de la jeune fille à retourner à la péniche, ou s’il voulait simplement lui trouver un abri aussi proche que pratique. Mais le joli visage devint radieux et elle remercia avec tant de ferveur qu’il n’y avait pas à se tromper sur le soulagement qu’elle éprouvait.

— Alors venez, lui dit-il gentiment. Je vais vous confier à Constance et nous, nous allons commencer nos recherches.

— Quant à moi, s’exclama Corbière, enfilant sa tunique avec enthousiasme, j’aimerais vous donner un coup de main, si vous m’acceptez.

 

Ils passèrent au peigne fin toute la première enceinte ; Beringar était accompagné de ses six hommes d’armes, d’Ivo Corbière, aussi plein d’énergie et bien éveillé qu’à midi, et de Cadfael qui n’avait aucune raison d’être là, sauf ce que son instinct lui soufflait et qu’il était stupide d’aller se coucher maintenant, alors qu’il devrait se relever à minuit pour matines. S’il avait trouvé agréable de boire un coup avec Beringar, il ne serait pas mauvais non plus de l’aider à chercher Thomas de Bristol. « Car il faut avouer », se dit-il, « que je ne serai pas tranquille avant d’avoir retrouvé ce visage rond, aux joues bleuâtres et d’avoir de nouveau entendu sa grosse voix confiante ». En pensant aux événements de l’après-midi, il secoua la tête. Corbière avait beau prendre à la légère la disparition du marchand (cela pouvait arriver à tout le monde de s’attarder un peu), Cadfael n’était pas convaincu. Il s’était passé trop de choses depuis midi, trop de gens s’étaient laissés aller à agir contre leur nature pour que cette journée se déroulât comme les autres. Quelqu’un s’était peut-être laissé gagner par la violence, sous le couvert de la nuit pour se venger de ce qui s’était fait au grand jour. Enfin, Dieu veuille que non !

Ils commencèrent par s’assurer qu’il n’y avait rien de nouveau à la jetée. Non, Thomas n’avait pas donné signe de vie, et les incursions de Roger Dod parmi les autres marchands le long du fleuve, pour autant qu’il ait osé s’éloigner des biens qu’il gardait, n’avaient donné aucun résultat.

Il avait la trentaine, ce Roger ; massif, bien mis, il aurait été très présentable s’il n’avait été si brusque et renfermé. Lui aussi était manifestement inquiet. Il répondit à Hugh aussi laconiquement que possible, et il se mordit les lèvres, hésitant, en apprenant que la nièce de son maître était maintenant logée à l’abbaye. Il les aurait bien aidés dans leurs recherches, mais il y avait les biens de son maître dont il était responsable. Il resta près de la péniche et envoya un Gregory muet, ensommeillé et mécontent leur montrer la baraque louée par Thomas.

Le sergent de Beringar, accompagné de trois hommes, fut chargé de remonter la première enceinte et d’interroger tous les commerçants qu’il croiserait, tandis que les autres suivraient le porteur jusqu’au champ de foire. En cette heure tardive l’endroit était à moitié déserté, mais il y avait encore des torches et des braseros, et on y parlait doucement. Pour ces trois jours le champ de foire s’était changé en une petite ville compacte, populeuse et affairée qui disparaîtrait le quatrième jour.

Thomas avait une grande cabane presque au centre du terrain triangulaire. Ses marchandises étaient parfaitement rangées et le gardien, bien réveillé, arpentait les lieux, mal à l’aise ; l’arrivée de la maréchaussée parut le soulager. Warin avait la quarantaine, une peau tannée et bien évidemment il occupait son poste depuis belle lurette. On lui faisait confiance dans le cadre étroit de ses fonctions, mais il n’avait pas les capacités requises pour occuper le poste de Roger Dod.

— Non, messire, dit-il inquiet, il n’y a aucune nouvelle, et je n’ai pas bougé d’ici. Il est rentré à sa péniche un quart d’heure après le départ de Roger. On avait tout rangé selon ses ordres. Il était bien content. Il était tombé peu de temps auparavant et il n’était pas fâché de pouvoir se mettre au lit ; vous êtes au courant ? Il n’est plus tout jeune, après tout comme moi, mais il pèse plus lourd.

— Par où est-il parti ?

— Mais vers la grand-route, tout droit. C’est tout près. Je suppose qu’il a suivi la première enceinte.

— Eh bien mon frère, encore debout ? Et avec la maréchaussée qui plus est ! lança en gallois une voix familière, sonore et gaie. Qu’est-ce que le shérif adjoint peut bien vouloir au veilleur de Thomas à une heure pareille ? Est-ce qu’ils seraient sur la piste de tous les familiers de Gloucester ? Et moi qui prétendais que le commerce prospérait malgré l’anarchie !

A la lumière des torches dispersées et de la lumière des étoiles dans ce ciel superbe de la mi-été, il adressa un clin d’oeil à Cadfael.

— Vous avez la bonté de faire le guet pour vos voisins ? demanda Cadfael, l’air innocent et approbateur. Je vois que vos marchandises n’ont subi aucun dommage.

— Je flaire les ennuis et suis assez malin pour les éviter, répliqua Rhodri tranquillement. Qu’est-il arrivé à Thomas ? Lui n’a pas eu les réflexes rapides, dirait-on. Il aurait pu larguer les amarres, et descendre le fleuve jusqu’à ce que tout soit rentré dans l’ordre.

— Vous avez assisté à son agression ? demanda Cadfael, d’un air faussement détaché, auquel Rhodri ne se laissa pas prendre.

— Je l’ai vu frapper l’autre jeune imbécile (il grimaça un sourire). Pourquoi ? Il lui est arrivé quelque chose après ? Mais au fait qui cherchez-vous ? Thomas ou le jeune homme ?

Et il regarda avec beaucoup d’intérêt les hommes du shérif fouiller derrière les étals, sous les tréteaux. Son oeil curieux les suivit quand ils repartirent vers la grand-route. Il était évident que rien d’important ne se produisait à la foire sans que Rhodri ne fût présent ou n’en fût minutieusement informé. Alors pourquoi ne pas mettre sa perspicacité à contribution ?

— La nièce de Thomas est dans tous ses états parce qu’il n’a pas regagné sa péniche. Il n’y a peut-être aucune raison de s’affoler, mais il aurait dû rentrer depuis longtemps et ses hommes commencent à s’inquiéter. Vous l’avez vu partir ?

— Oui, il y a environ deux heures. Et son ouvrier s’en est allé peu après. Il est costaud, il ne s’est quand même pas perdu entre ici et le fleuve. Aucun signe de vie depuis ?

— Apparemment non, et on a interrogé tous les commerçants et les flâneurs dans le secteur. Les plus sages d’entre eux se préparent à se coucher, d’ailleurs.

Ils avaient atteint la première enceinte et se dirigeaient vers la ville. Rhodri continuait à tenir obligeamment compagnie à Cadfael, lui aussi s’était mis à fouiller dans les coins sombres entre les étals, comme les hommes du shérif. Les lumières et les braseros étaient plus rares par ici et les étals plus modestes ; on s’endormait dans le calme de la nuit. A leur gauche, sous le mur de l’abbaye, quelques baraques, mieux protégées, se serraient les unes contre les autres. Dans la première, bien qu’elle fût fermée et barricadée pour la nuit, un rai de lumière brillait, à travers une fente. Rhodri envoya son coude dans les côtes de Cadfael.

— C’est Euan de Shotwick ! Il ne se laissera surprendre par personne, il aime à se tapir dans un coin entre deux murs quand c’est possible. Il voyage seul avec un cheval de bât et porte une arme dont il sait se servir. C’est un solitaire et il ne se fie à personne. Il a son propre porteur – heureusement ses marchandises, si elles ont de la valeur, ne pèsent pas bien lourd – et son gardien personnel.

Ivo Corbière s’était attardé pour rester à l’écart parmi les étals dont certains étaient inoccupés pour le moment, les commerçants de la région n’arrivant qu’à l’aube. L’obscurité ralentissait leurs recherches et le jeune homme, que cela ne gênait nullement de passer une nuit blanche (probablement encouragé par le souvenir des beaux yeux d’Emma), se sentait très à l’aise. Cadfael et Rhodri étaient à quelques pas devant lui quand ils l’entendirent les appeler d’une voix pressante.

— Seigneur ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Venez vite, Beringar !

Son cri suffit à les faire se précipiter. Il avait quitté la grand-route pour fouiller dans l’obscurité parmi des tréteaux entassés et des auvents de toile, mais quand ils y regardèrent de plus près, la lueur des étoiles leur permit de voir ce qu’il avait vu : sous un cadre de bois léger sortaient deux pieds immobiles, chaussés de bottes et pointant vers le ciel. Pendant un moment, frappés de stupeur, ils restèrent silencieux car, à dire vrai, comme ils l’admirent après, ils ne croyaient pas qu’il ait pu arriver quoi que ce soit à Thomas. Puis Beringar dégagea le cadre de bois des tréteaux sur lesquels il reposait et un corps d’homme apparut, long, solide et sombre, enveloppé dans un manteau depuis les genoux jusqu’au visage qu’il couvrait. Aucun mouvement ni son n’étaient perceptibles.

Muni d’une torche, le sergent se pencha et Beringar, tendant la main vers les plis du manteau, commença à découvrir la tête et les épaules de l’inconnu. L’odeur puissante que cela provoqua l’arrêta net. Le mouvement avait dû déranger le dormeur, qui émit un ronflement sonore, révélant une haleine fortement avinée.

— Soûl comme un cochon, constata Beringar, soulagé, mais sans rapport, semble-t-il, avec l’homme qu’on cherche. D’après son état, ce garçon doit être là depuis un bout de temps et s’il arrive péniblement à rentrer avant l’aube, ce sera un miracle. Regardons-le de plus près.

Il écarta le manteau avec moins d’enthousiasme, mais l’ivrogne se laissa manipuler en poussant de vagues grognements et retomba dans un sommeil profond dès qu’on le laissa. La torche promena sa lueur jaune et résineuse sur des cheveux châtains en bataille, de larges épaules couvertes d’un justaucorps de cuir et un visage agréable et même séduisant en temps normal mais auquel l’ivresse conférait un aspect brouillé et stupide avec sa bouche ouverte et béante et ses yeux rougis. Corbière le regarda de près en jurant de surprise.

— Fowler ! Que le diable l’emporte ! Il me le paiera ! Ah ! c’est comme ça qu’il m’obéit !

Il empoigna l’homme par les cheveux et le secoua furieusement, mais n’obtint en réponse qu’un ronflement plus fort ; un oeil glauque s’ouvrit vaguement, et le murmure indistinct retomba dans le silence quand l’homme reprit contact brutalement avec le sol.

— Ce soûlard... c’est mon archer et fauconnier, Turstan Fowler, expliqua Corbière, amer et dégoûté, en lui flanquant son pied dans les côtes, mais pas méchamment ; (à quoi bon ? Il ne reprendrait pas conscience avant plusieurs heures et sa migraine serait un châtiment suffisant). J’ai bien envie de le jeter dans le fleuve ! Ça lui rafraîchira les idées ! Il n’avait pas l’autorisation de quitter l’abbaye et apparemment il est sorti se soûler dès que j’ai eu le dos tourné. Bon Dieu ! quelle odeur ! Qu’a-t-il bien pu ingurgiter ?

— Une chose est sûre, remarqua Hugh, amusé, il est incapable de retourner se coucher. Puisque c’est votre homme, que comptez-vous en faire ? Je vous déconseille de le laisser là. Sinon tout ce qu’il a de valeur sur lui aura disparu demain matin. Il y a des pillards au point du jour, ils font toutes les foires.

— Si vous voulez bien me prêter deux de vos hommes, répondit Ivo en reculant et en regardant, dégoûté, le coupable qui dormait comme un bienheureux, et si je peux emprunter une planche, on va le flanquer dans une cellule de l’abbaye. Il y cuvera son vin et ce sera bien fait. S’il y moisit sans déjeuner, ça lui mettra du plomb dans la tête. La prochaine fois, je l’écorche vif !

Ils s’exécutèrent donc ; mais le dormeur avait l’air si content de son sort et ronflait si fort tout au long du chemin que les porteurs furent plus d’une fois tentés de le flanquer par terre en guise de compensation. Cadfael, Beringar et l’arrière-garde restèrent derrière, vaguement moroses et toujours bredouilles.

— Tiens tiens ! Euan de Shotwick a quand même fini par s’intéresser à ce qui se passe, souffla Rhodri à l’oreille de Cadfael.

Jetant un coup d’oeil, il constata qu’on avait ouvert un volet dans la baraque adossée au mur et, à la pâle lueur d’une chandelle, on vit se profiler une tête d’homme. Il reconnut le nez hautain, placé haut, avant que le volet ne retombât silencieusement et que la lueur disparût.

Pouce par pouce, ils fouillèrent obstinément jusqu’à la rivière où Roger Dod les attendait, très inquiet, mais ils ne trouvèrent aucune trace de Thomas.

 

Un bateau remontant tardivement la Severn depuis Buildwas s’amarra au pont vers neuf heures le lendemain matin ; avant de décharger sa cargaison de poteries, le capitaine demanda qu’on fît venir le shérif car il avait autre chose à son bord, une chose trouvée dans une anse près d’Atcham, et qui concernait le shérif. Ayant d’autres chats à fouetter, Gilbert Prestcote délégua son sergent avec ordre d’en référer aussitôt à Beringar à l’abbaye.

Le chargement particulier du potier reposait dans une toile grossière au fond du bateau dont s’échappait de l’eau mêlée de taches sombres. Le batelier déroula la toile, montrant à Beringar le cadavre d’un homme de cinquante, cinquante-cinq ans, solide, bien en chair, aux cheveux raides et grisonnants, aux joues bleuâtres tristement flétries par la mort. Maître Thomas de Bristol, dépouillé de son beau capuchon, de sa robe élégante, de ses bagues et de sa dignité, était nu comme au jour de sa naissance.

— On a vu cette tache blanche sous la rive, dit le batelier, regardant l’homme assassiné, et on l’a sorti à la gaffe, le pauvre ! Je vous montrerai l’endroit. C’est de ce côté-ci des hauts-fonds et de l’île d’Atcham. On s’est dit qu’il valait mieux vous l’amener, comme un noyé. Mais lui, il ne s’est pas noyé.

Non, Thomas de Bristol ne s’était pas noyé. D’abord on l’avait dépouillé de ses vêtements, et sûrement pas de son plein gré. Ensuite, ce qui était encore plus évident, il avait sous l’omoplate gauche une blessure incroyablement étroite que le fleuve avait lavée ; une dague très mince avait pénétré jusqu’au coeur.

La foire de saint Pierre
titlepage.xhtml
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_013.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_014.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_015.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_016.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_017.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_018.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_019.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_020.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_021.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_022.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_023.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_024.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_025.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-04]La foire de saint Pierre.(Saint Peter's Fair).(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_026.htm